Gérard Beaudet, Directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal
En publiant, il y a quelques années, Le pays réel sacrifié, des collègues et moi-même souhaitions dénoncer la manière dont l’aménagement du territoire québécois était trop souvent subordonné à un développement économique à courte vue. Mais nous cherchions aussi à montrer comment les décideurs renvoyaient à demain une valorisation que, soutenaient-ils, seule la création de richesse pouvait permettre, fût-ce au prix de dégradations patrimoniales, paysagères ou environnementales.
En d’autres termes, nous désirions remettre en cause la théorie selon laquelle le développement économique est la condition de possibilité de la valorisation géographique, comme si le territoire n’avait de valeur qu’à la suite de sa prise en charge par l’économie.
L’évolution du dossier du mont Orford montre que cette subordination de l’aménagement du territoire au développement économique a toujours ses défenseurs acharnés. Pour ceux-ci, en effet, la vente d’une portion du parc permettra d’en assurer le « développement ». Que le parc soit amputé du relief qui en a constitué l’icône fondatrice ne semble pas freiner les ardeurs. Après tout, la montagne ne sera ni rasée ni déménagée ! On trouve même le moyen de soutenir que l’opération répond aux impératifs du développement durable. Comment y parviendra-t-on ?
La dimension géographique du développement durable
Le développement durable est un concept sans contenu précis. On ne se prive d’ailleurs pas, en beaucoup de milieux, pour le servir à toutes les sauces. De ce point de vue, le gouvernement québécois n’est pas en reste. En affirmant la nécessité de ne pas opposer développement économique et protection de l’environnement, ne suggère-t-on pas qu’aucun des deux termes de l’équation n’est subordonné à l’autre ? Mais comment réconcilier un développement immobilier, qui apparaît excessif aux yeux de plusieurs, avec les préoccupations environnementales ?
Pour certains, la défense du projet a été improvisée et il suffirait de refaire ses devoirs, par exemple en apportant des modifications au projet de manière à convaincre la population du bien-fondé et de la viabilité de l’opération. Mais en retenant ainsi l’attention, la maladresse gouvernementale ne cache-t-elle pas une stratégie autrement plus pernicieuse que les ratés d’une opération de relations publiques ? Revenons sur cette stratégie.
En vendant une partie du parc, le gouvernement du Québec confère une dimension géographique au développement durable. Toutefois, loin de soumettre l’aménagement du territoire aux préceptes du développement durable, il propose plutôt de disjoindre dans l’espace les deux termes d’une équation. Ici le développement économique, là et éventuellement ailleurs la conservation et la valorisation environnementale. Comme si on pouvait liquider par une procédure de zonage la contradiction interne à la proposition.
Qui plus est, en remettant à plus tard l’agrandissement du parc, on confirme la subordination d’un des deux termes de l’équation (la valorisation environnementale) à l’autre (le développement économique).
Ce faisant, le gouvernement québécois recourt à un mécanisme ségrégatif qui a été inventé pendant la deuxième moitié du XIXe siècle pour soustraire les grands monuments de la nature à une exploitation débridée des ressources naturelles, ce qui a conduit, au Canada et aux États-Unis, à la création des premiers parcs nationaux.
La création d’enclaves protégées permettait de laisser libre cours à une forme de développement qu’on ne souhaitait pas remettre en question. Si la croyance à la croissance économique et au développement soutenu n’était de la sorte aucunement remise en question, on se donnait au moins les moyens d’empêcher certains excès.
Cela étant, ce qui inquiète dans le dossier du parc du Mont-Orford, c’est la transposition du mécanisme dans un espace dont la création avait justement relevé de cette nécessité de soustraire certains milieux à l’exploitation économique. Comment en est-on arrivé là ?
La rente de l’Éden
Depuis le milieu du XIXe siècle, littoraux et montagnes suscitent une convoitise originellement alimentée par les préoccupations hygiénistes. L’évasion saisonnière aurait toutefois progressivement cédé la place à un désir de jouissance qui ne saurait désormais connaître de temps mort. L’emballement des valeurs foncières auquel nous assistons depuis quelques années révélerait ainsi une valorisation de certains espaces sans commune mesure avec les potentiels intrinsèques des lieux ainsi valorisés.
Ce que le géographe François Moriconi-Ébrard nomme la rente de l’Éden échappe en quelque sorte aux mécanismes d’engendrement usuels des rentes foncières urbaines et agricoles tels que les perçoit l’économie classique. Cette rente est à la mesure des désirs de campagne et des passions résidentielles qui animent les paradis verts explorés par l’anthropologue Jean-Didier Urbain.
Au Québec, les gagnants de la nouvelle économie et les rentiers d’ici et d’ailleurs ont transformé les rives des lacs et les campagnes patrimonialisées en objets d’une convoitise qui n’a connu aucun équivalent par le passé.
Ce ne sont toutefois pas les investissements économiques qui ont défini l’attrait de ces lieux. En effet, c’est parce qu’ils sont d’abord valorisés qu’ils ont ensuite été investis. Les projets immobiliers y rentabilisent en quelque sorte l’appropriation préalable. Or les espaces d’intérêt paysager, patrimonial ou environnemental interdits d’occupation en vertu d’un statut de protection ou d’un verrouillage foncier opéré par les propriétaires constituent, en la circonstance, des réservoirs de valeurs convoités par un marché qui flaire la bonne affaire.
On ne s’étonnera donc pas que des paysages emblématiques, à l’instar des monts Tremblant et Orford ou du lac Memphrémagog, soient aujourd’hui convoités. Non seulement ils constituent des sites exceptionnels, mais l’association de certains d’entre eux à un parc de conservation semble devoir permettre une privatisation exclusive.
Il ne s’agit donc pas de faire disparaître le parc mais de créer, par le biais de la négociation avec un État dont les finances sont précaires, une brèche dans le statut de conservation par laquelle pourra être captée la rente de l’Éden.
Un dangereux précédent
Le projet de développement résidentiel à la base du mont Orford vise donc moins à assurer la viabilité économique de l’exploitation du centre de ski et du terrain de golf, au profit de la région, qu’à tirer avantage de l’attrait d’une ressource inaccessible tant que le statut de parc est entièrement préservé.
Loin de favoriser un développement durable, le moyen retenu pour y parvenir, en l’occurrence le zonage, appartient à l’arsenal de la société industrielle. Mais cette dernière n’est plus à la hauteur des attentes d’un État qui compte sur elle pour construire sa capacité d’agir.
Or les sommes tirées de la vente d’une partie du parc ne permettront pas de couvrir le coût d’acquisition de terrains dont la valeur a littéralement explosé dans cette partie des Cantons-de-l’Est. À moins que l’État ne se porte acquéreur d’emplacements qui ne présentent aucun intérêt économique pour leurs propriétaires, auquel cas il suffira de leur conférer une valeur écologique pour en justifier l’insertion dans le parc ! En ce sens, Orford constituerait un dangereux précédent. Aussi ne faut-il pas seulement refaire ses devoirs. Il faut réfléchir.